Titre: Les larmes du crocodile Poète: Antoine-Vincent Arnault (1766-1834) Recueil: Fables, Livre II (1812). Fable VI, Livre II. Le crocodile en pleurs, aux animaux surpris, De la pitié vantait les charmes: « Craignez ceux qui jamais ne se sont attendris; Fiez-vous à quiconque a répandu des larmes: Frères, l'homme est croyable, et l'homme pense ainsi. » « — Je le sais, dit le bœuf; et même il pleure aussi. » Antoine-Vincent Arnault.
Les chercheurs s'accordent aujourd'hui sur l'origine composite de son texte: Mandeville n'est probablement l'auteur direct que d'une toute petite partie des observations rapportées dans son livre. Beaucoup de passages sont plagiés ou entièrement recopiés sur les comptes-rendus de voyages d'autres explorateurs. Et comme tous les textes de cette époque [ 3], certains commentaires géographiques ou naturalistes sont remarquables de précision et de pertinence, mais elles sont noyées dans un fatras d'observations de seconde main, imaginaires ou fantastiques. La remarque de Mandeville sur les larmes de crocodiles était donc à prendre avec des pincettes (des pinces-crocodiles? ). Pourtant, le mythe des larmes de crocodiles s'est peu à peu imposé. On trouve de très nombreuses références littéraires aux crocodiles et à leurs larmes hypocrites comme chez Shakespeare dans Othello (1604), acte 4, sc. 1: O devil, devil! If that the earth could teem with woman's tears, Each drop she falls would prove a crocodile.
Notre neurologue, Malcolm Shaner, est donc allé poser directement la question aux crocodiles de Kent Vliet: sous l'œil des caméras, ceux-ci se sont bel et bien mis à pleurer au moment de la mastication des repas. Pas des grosses larmes bien sûr: le plus souvent une légère humidité aux commissures des yeux, parfois quelques bulles de mucus comme sur la photo ci-contre: de véritables larmes de crocodiles! La légende du moyen-âge disait donc vraie! Reste l'explication anatomique ou physiologique de ce phénomène. Même si l'hypothèse purement neurologique (le parareflexe) n'est pas complètement exclue, il est possible que ces larmes soient simplement le résultat du passage de la nourriture au niveau de la trachée qui comprimerait les glandes lacrymale et en expulserait le mucus. A l'heure de finir ce billet, on m'appelle pour passer à table. Et croyez-moi il n'y a pas que le gavial qui pleure de joie à l'idée de manger les lasagnes de mon épouse…
"O démon, démon! Si les pleurs d'une femme pouvaient féconder la terre, chaque larme qu'elle laisse tomber ferait un crocodile. " (Traduction de François-Victor Hugo) La controverse. Mais au début de XVIIIe siècle, un médecin suisse, Johann Scheuchzer remarque l'extrême pauvreté des preuves de l'existence de telles larmes. En 1927, un scientifique anglais, John G Johnson, publie à la Royal Society de Londres une étude comparée des plusieurs reptiles sur la base d'examens ophtalmologiques. Il note au passage que l'application d'oignon sur l'œil sec des crocodiles ne les fait aucunement pleurer. Les cuisiniers le savent bien: certaines molécules produites par les oignons (comme les sulfates d'allyles ou l'oxyde de thiopropanthial) sont remarquablement lacrymogènes. Donc si les crocodiles ne pleurent pas quand on leur tartine l'œil d'oignon frais, c'est que définitivement ils ne peuvent pas pleurer. Le raisonnement est un peu simpliste mais il convainc à l'époque. La controverse commence à naitre.
L'expression "des larmes de crocodile" fait référence aux larmes hypocrites que ces reptiles verseraient sur la mort des proies qu'ils dévorent malgré tout. Mythe ou réalité biologique? Pendant plusieurs siècles, la controverse n'a pas été tranchée avec précision. Bien entendu, on se doute que si les crocodiles pleurent, ce n'est pas de remord. En revanche, il est maintenant clairement avéré que certains d'entre eux sécrètent bien des larmes en mangeant. Pourtant cette croyance populaire profondément implantée dans notre imaginaire collectif reposait sur des observations naturalistes bien fragiles voire carrément fantaisistes remontant au moins au XIVe siècle. Et l'histoire de ces larmes est véritablement passionnante. Avec en prime, la photo d 'authentiques larmes de crocodile! Du botox pour les crocodiles? Tout est parti d'une question que se posait le neurologue Malcolm Shaner (Université de Californie, Los-Angeles) alors qu'il préparait une conférence sur un syndrome relativement rare.
Il s'est donc adressé à Kent Vliet, un zoologiste de l'université de Floride, spécialiste de la biologie des crocodiles. Leur analyse de la littérature scientifique ou populaire sur la question est surprenante. Ils viennent de publier un passionnant article à la fois historique et expérimental sur la question. Un manuscrit du XIVe siècle. Bien qu'il semble exister quelques références plus anciennes, l'image populaire du crocodile versant des larmes hypocrites sur la mort de ses proies ne s'est vraiment répandue en Europe qu'à la suite de la publication du Livre des merveilles du monde du chevalier errant et explorateur liégeois Jehan de Mandeville (? -1372, portrait ci-contre). Il s'agit d'une importante collection de manuscrits probablement rédigés autour de 1355 en français anglo-normand (ancienne langue parlée à la cour des rois d'Angleterre: "La Reyne le veult") à partir de sources disparates. Pour une analyse érudite de cet ouvrage, je vous renvoie à cet article. Jehan de Mandeville se disait chevalier anglais et son œuvre fût rapidement traduite outre Manche.
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